Le rêve breton du jeu vidéo s’est brisé le 10 octobre 2025. Blue Banshee, jeune studio indépendant basé à Auray dans le Morbihan, a été placé en liquidation judiciaire par le tribunal de commerce de Lorient. Cette décision marque la fin d’une aventure de trois ans seulement pour ce studio, portée par des talents reconnus et soutenue par Ankama. Neuf salariés se retrouvent au chômage, victimes d’un timing catastrophique, l’absence de soutien marketing de leur éditeur Ankama, et une crise profonde dans l’industrie du jeu vidéo depuis 2023.

Fondée le 1er mars 2022 avec un capital de 300 000 euros, Blue Banshee était le fruit de la collaboration entre trois personnalités, aux commandes, Étienne Jacquemain, game designer et directeur créatif basé à Ploemel, apportait son expertise du développement de jeux vidéo. À ses côtés, David Kubacki, plus connu sous le pseudonyme de Souillon, créateur de la célèbre bande dessinée Maliki depuis 2004, assurait la direction artistique. Le troisième associé n’était autre qu’Ankama.
Souillon avait lui-même travaillé chez Ankama comme character designer pour le jeu vidéo Dofus avant de passer sur la série d’animation Wakfu. Les bandes dessinées Maliki, publiées par Ankama Éditions depuis 2007, s’étaient écoulées à plus de 300 000 exemplaires dans le monde.
Maliki : Poison of the Past, un premier jeu accueilli avec enthousiasme mais des ventes décevantes
Le studio Blue Banshee avait concentré tous ses efforts sur le développement de Maliki : Poison of the Past, un RPG narratif au tour par tour inspiré de la bande dessinée éponyme. Le jeu, développé pendant trois ans, est finalement sorti le 22 avril 2025 sur PC via Steam et Nintendo Switch, cette dernière bénéficiant d’une exclusivité console.
L’univers de Maliki n’était pas inconnu du public. Créé en 2004, ce webcomic humoristique et autobiographique de Souillon avait déjà conquis une communauté fidèle. Les huit tomes de la série BD, publiés chez Ankama Éditions, avaient démontré l’attachement du public au personnage de Maliki, cette jeune femme aux cheveux roses accompagnée de ses chats Fëanor et Luma.
Le jeu propose une mécanique originale centrée sur la manipulation du temps, permettant aux joueurs de créer des combos stratégiques en envoyant des personnages dans le passé ou le futur. L’aventure suivait Sand, une jeune femme propulsée dans un conflit épique contre Poison, une créature végétale menaçant l’humanité à travers l’espace-temps. La réalisation technique et artistique du jeu bénéficiait d’une bande-son composée par Starrysky et le compositeur japonais réputé Motoi Sakuraba.
Malgré un accueil critique globalement positif avec une note moyenne de 76% et des retours enthousiastes, les ventes commerciales n’ont pas été au rendez-vous. Selon les témoignages d’Étienne Jacquemain, « il s’en est vendu en pré-commande, à hauteur de 480 000 euros avec les goodies, mais à la sortie du jeu très, très peu ». Cette campagne de précommandes via la plateforme française KuneKune avait pourtant généré un certain engouement avec 7 300 précommandes et 5 357 participants, laissant espérer un succès commercial raisonnable pour un studio indépendant de cette taille.
Le timing de la sortie s’est révélé désastreux pour Blue Banshee. Le 22 avril 2025, jour du lancement de Maliki : Poison of the Past, deux autres productions majeures ont écrasé la visibilité du petit studio breton. « C’est un petit jeu qui est sorti en même temps que deux grosses productions », explique Étienne Jacquemain dans son interview au Télégramme.
D’une part, Oblivion, un remake d’un vieux jeu de rôle culte, est sorti le même jour dans ce que l’industrie appelle un « shadow drop » – une sortie surprise non annoncée à l’avance. D’autre part, Clair Obscur : Expedition 33 a également vu le jour à cette date et « a fait un carton », selon les mots du cofondateur. « Cela a été très dur, on est sortis le même jour que Clair Obscur : Expedition 33, qui a fait un carton. Ça n’est pas du tout le même de jeu, c’est une grosse production, mais ce sont un peu les mêmes joueurs… », témoigne Étienne Jacquemain dans Ouest-France. Cette concurrence frontale avec des productions aux budgets marketing bien supérieurs a été fatale : « cela a contribué à écraser encore un peu plus notre visibilité ».
Un autre facteur aggravant, peut-être le plus révélateur, résidait dans l’attitude de l’éditeur. « Notre éditeur Ankama n’a pas mis de budget communication, il n’y croyait pas vraiment », confie amèrement Étienne Jacquemain. Cette absence de soutien marketing de la part d’un actionnaire pourtant majeur, directement impliqué au capital de Blue Banshee, a manifestement pesé lourd dans l’échec commercial du titre. Cette révélation interroge sur la nature réelle de l’engagement d’Ankama dans le projet : était ce un simple investissement de précaution ou une véritable volonté de porter le studio vers le succès ?
La liquidation de Blue Banshee n’est malheureusement pas un cas isolé. Le studio breton est l’une des nombreuses victimes d’une crise profonde qui secoue l’industrie du jeu vidéo depuis 2023. Cette crise, qualifiée d’« hécatombe » par Étienne Jacquemain, trouve ses racines dans l’explosion puis l’éclatement de la bulle spéculative post-Covid. Le confinement a provoqué une explosion du temps de jeu et une arrivée massive de nouveaux joueurs. Cette euphorie a attiré des investissements considérables, les studios ont recruté massivement, et de nombreux projets ont été mis en développement, anticipant une demande durablement élevée.
L’industrie française du jeu vidéo n’a pas été épargnée par cette vague de licenciements et de fermetures. Le studio parisien Don’t Nod, créateur de la célèbre série Life is Strange et considéré comme l’un des fleurons du jeu vidéo français, a annoncé en octobre 2024 un plan de licenciement visant 69 emplois, soit 20% de ses effectifs totaux. Cette décision fait suite aux ventes décevantes de ses dernières productions, Jusant et Banishers : Ghosts of New Eden, qui ont fait chuter le chiffre d’affaires de 7 millions d’euros en 2022 à seulement 5,4 millions en 2023.
À Montpellier, le petit studio Artisan Studios, qui comptait dix-sept salariés, a demandé son placement en redressement judiciaire le 16 décembre 2024 après plusieurs mois sans payer les salaires. « C’est une descente aux enfers », témoignait un salarié dans les colonnes de Mediapart. En avril 2024, le studio lyonnais Mi-Clos a cessé ses activités après dix ans d’existence, laissant une trentaine d’employés sur le carreau.
Cette crise généralisée a profondément modifié les comportements des éditeurs et des investisseurs. « Les investisseurs sont très frileux sur le marché du jeu vidéo, il y a beaucoup de studios qui ont fermé depuis plus de deux ans », explique Étienne Jacquemain. Les exigences se sont drastiquement durcies pour les studios indépendants cherchant à financer leurs projets. Blue Banshee en a fait l’amère expérience. Après la sortie de Maliki, le studio planchait sur un deuxième projet maison et avait réalisé « une démo, une maquette, un pitch qu’on avait présenté à de très nombreux éditeurs » aux États-Unis, en Grande-Bretagne, en Corée. Les retours étaient encourageants : « On a eu plein de bons retours des éditeurs qui le trouvaient super beau, intéressant et original », se souvient Étienne Jacquemain.
Mais ces compliments ne se sont jamais transformés en financements. « Le souci est que l’industrie du jeu est dans une crise assez profonde », explique-t-il. Les conditions de financement ont radicalement changé : « Là où il y a quatre ans, on aurait pu faire financer notre projet sur un papier, un concept et quelques belles images, là les éditeurs voulaient qu’on aille quasiment jusqu’au bout de la réalisation ».
Cette évolution place les studios indépendants dans une position intenable. « Les éditeurs demandent aux studios comme le nôtre de faire une démo jouable avec deux tiers de développement, là où il y a deux ans, on se faisait financer le projet. La conception du prototype, ce n’est plus assez, mais on n’a pas les moyens », déplore Étienne Jacquemain. En d’autres termes, les éditeurs exigent désormais que les studios supportent l’essentiel des risques financiers avant d’envisager un quelconque investissement. « Ils demandent en gros aux sociétés de supporter tous les risques. Pour nous c’était trop lourd financièrement », conclut-il.
Une chute brutale : de la cessation des paiements à la liquidation
Face à l’échec commercial de Maliki et à l’impossibilité de financer leur deuxième projet, Blue Banshee s’est rapidement retrouvé en difficulté financière. « Cela a tourné court assez vite en quelques mois », résume Étienne Jacquemain. La date de cessation des paiements a été fixée provisoirement au 21 août 2025 par le tribunal de commerce de Lorient.
Moins de deux mois plus tard, le vendredi 10 octobre 2025, le tribunal de commerce de Lorient prononçait l’ouverture d’une procédure de liquidation judiciaire à l’encontre de Blue Banshee SAS. Le jugement constate que la société « est en état de cessation des paiements et que tout redressement apparaît manifestement impossible ». Cette liquidation était une demande du studio lui-même, qui avait déposé sa requête auprès du greffe. Le représentant légal de Blue Banshee et le représentant des salariés ont été entendus lors de l’audience du 10 octobre 2025.
Au moment de la liquidation, Blue Banshee comptait neuf salariés, la plupart en télétravail, répartis en France et en Belgique. Le studio avait même fait travailler jusqu’à une vingtaine de personnes à son apogée. Tous ces employés ont été mis au chômage. « C’est très décevant et très frustrant car on a vraiment bâti une super équipe, des gens extrêmement compétents et enthousiastes, c’est toujours déchirant de devoir mettre fin à cela », confie Étienne Jacquemain.

La relation entre Blue Banshee et Ankama mérite une attention particulière, tant elle illustre les complexités et les ambiguïtés des rapports entre studios indépendants et grands éditeurs. Ankama était à la fois actionnaire au capital de Blue Banshee (en tant que directeur général aux côtés de David Kubacki) et éditeur exclusif du jeu Maliki : Poison of the Past. Cette double casquette aurait pu constituer un avantage déterminant pour le jeune studio.
Pourtant, cette proximité n’a manifestement pas suffi à sauver Blue Banshee. L’absence de budget communication alloué par Ankama pour la sortie de Maliki : Poison of the Past a été explicitement pointée du doigt par Étienne Jacquemain : « Et notre éditeur Ankama n’a pas mis de budget communication, il n’y croyait pas vraiment ». Ce manque de soutien suggère qu’Ankama n’avait peut-être pas une confiance suffisante dans le potentiel commercial du titre, ou qu’il a préféré concentrer ses ressources sur d’autres projets jugés plus stratégiques.
Il est important de noter que « ça n’a pas d’incidence sur les autres actionnaires (la SARL Playerone et la SAS Ankama) », comme l’a précisé Étienne Jacquemain lors de l’annonce de la liquidation. La structure juridique de Blue Banshee, en tant que société par actions simplifiée (SAS), limite la responsabilité des actionnaires au montant de leurs apports. Ankama et Playerone ne sont donc pas tenus de rembourser les dettes de la société liquidée au-delà de leur participation au capital social de 300 000 euros.
Cette situation soulève des questions sur la nature de l’implication d’Ankama dans Blue Banshee : était-ce un véritable investissement stratégique avec volonté de succès, ou plutôt une prise de participation de précaution, permettant à Ankama de garder un œil sur un projet lié à l’une de ses propriétés intellectuelles (Maliki) tout en limitant son engagement financier et marketing ?
Malgré la douleur de cet échec, Étienne Jacquemain tente de garder du recul. « On reste très fiers du projet », affirme-t-il dans Ouest-France. Il insiste sur le travail accompli : « C’était une aventure de trois ans, il a fallu structurer l’équipe, lancer le projet, tout un travail assez difficile qui se termine en queue de poisson… C’est très décevant et très frustrant ».
Mais il replace aussi la liquidation de Blue Banshee dans le contexte plus large de la crise sectorielle : « Malheureusement nous ne sommes pas les seuls à qui cela arrive, ce n’est pas une situation qui est très exceptionnelle malheureusement dans le domaine en ce moment ». Cette lucidité n’efface pas l’amertume. « C’est assez compliqué, il faut postuler dans des industries qui regardent vers le serious gaming, de la gamification ou encore le game design, là où il y a le plus de débouchés possible. Pour les artistes, c’est aussi un peu compliqué », explique-t-il en évoquant les perspectives pour son équipe.
Quant à l’avenir personnel du cofondateur, il reste ouvert : « L’option pour moi est de retrouver un emploi de créatif dans l’industrie. Et si des opportunités se présentent pour remonter un studio, pourquoi pas ? Mais je n’ai pas envie de faire deux fois la même chose ».
Malgré la liquidation judiciaire de Blue Banshee, Maliki : Poison of the Past demeure accessible à l’achat sur Steam, sur le Nintendo eShop, ainsi que sur l’Ankama Launcher. Cette situation peut surprendre au premier abord, mais elle s’explique par la nature même du jeu, contrairement à de nombreux jeux modernes nécessitant des serveurs en ligne pour fonctionner, Maliki : Poison of the Past est une expérience solo complète qui ne dépend d’aucun serveur pour être jouée. Cette architecture technique garantit que les joueurs qui achètent le jeu aujourd’hui pourront y jouer indéfiniment, sans risque de voir leur achat devenir inutilisable suite à la fermeture de serveurs en ligne.
Aucune mise à jour corrective, aucun patch de bugs éventuels, et aucune amélioration ne sont à prévoir. Le jeu reste figé dans sa version actuelle. Pour les joueurs, cela signifie qu’ils achètent le jeu dans son état final, tel qu’il était au moment de la liquidation de Blue Banshee. Les éventuels problèmes techniques rencontrés ne pourront probablement pas être résolus, faute d’équipe de développement pour intervenir.
